Une mise en cause à la suite d'une mort in utero
Un praticien hospitalier a reçu en consultation une patiente au sein du centre hospitalier dans lequel il exerce. Elle était enceinte de son deuxième enfant et l'accouchement était prévu environ 2 mois plus tard.
Le médecin n'a relevé aucune anomalie lors de son examen : il a perçu des mouvements actifs du fœtus et a entendu les bruits de son cœur. Il a réalisé un prélèvement vaginal et a prescrit un pelviscanner en vue du pronostic obstétrical d'accouchement, et notamment afin d'éliminer le diagnostic d'un bassin rétréci. À l'issue de cette seule et unique consultation, il n'a jamais revu la patiente.
Un scanner a été réalisé par l'un de ses confrères moins de 2 mois après cet examen et la patiente a été admise aux urgences 6 jours plus tard après avoir ressenti une diminution des mouvements fœtaux depuis 24 heures. Le fœtus était mort in utero.
Les parents ont porté plainte devant le Conseil départemental de l'Ordre des médecins à l'encontre du praticien pour avoir "mis fin à la vie" de leur enfant à naître.
Une réunion de conciliation a été organisée au cours de laquelle ils ont maintenu leur plainte.
Conformément aux dispositions de l'article L. 4123-2 du Code de la santé publique (CSP), le Conseil départemental de l'Ordre des Médecins transmettait à la Chambre disciplinaire de première instance de l'Ordre des médecins la plainte des parents à l'encontre du praticien, sans toutefois s'y associer.
Pas de faute personnelle du médecin : la plainte ordinale rejetée
Le cadre légal (Article L.4124-2 du CSP)
"Les médecins, (...) chargés d'un service public et inscrits au tableau de l'Ordre ne peuvent être traduits devant la chambre disciplinaire de première instance, à l'occasion des actes de leur fonction publique, que par le ministre chargé de la santé, le représentant de l'Etat dans le département, le directeur général de l'Agence Régionale de Santé, le procureur de la République, le conseil national ou le conseil départemental au tableau duquel le praticien est inscrit. (...)".
Il résulte des dispositions précitées que, par dérogation à la règle posée à l’article L.4123-2 CSP, les poursuites disciplinaires contre les médecins chargés d’une mission de service public ne peuvent être à l’initiative de plaignants autres que les autorités mentionnées à l’article L.4124-2.
Le rôle du conseil départemental de l'Ordre
Ainsi, un conseil départemental, lorsqu’il est saisi d’une plainte à l’encontre d’un médecin chargé d’une mission de service public et qu’il n’entend pas, au vu des éléments qui sont portés à sa connaissance dans la plainte, prendre l’initiative de saisir à titre propre la chambre disciplinaire de première instance compétente, n’est pas tenu de transmettre la plainte dont il est saisi à ladite chambre disciplinaire. La seule exception vise les faits détachables de la mission de service public du médecin incriminé.
La circonstance qu’un conseil départemental, après avoir reçu une plainte à l’encontre d’un médecin de service public, décide de transmettre celle-ci à la chambre disciplinaire ne saurait être regardée comme valant, de ce seul fait, décision dudit conseil départemental de porter plainte à titre propre. Dans un tel cas, la plainte, faute de porter sur des faits détachables du service, ne peut qu’être déclarée irrecevable.
La notion de faute détachable
Il résulte de l’instruction que les parents ont porté plainte à l’encontre du praticien hospitalier spécialiste en gynécologie-obstétrique, pour des manquements dont il n’est pas contesté qu’ils seraient intervenus dans le cadre de son activité de médecin de service public et dont il n’est pas allégué ni démontré qu’ils seraient constitutifs d’une faute détachable du service.
La faute personnelle ou détachable du service est :
- soit totalement en dehors de l’activité professionnelle du fonctionnaire,
- soit d’une gravité telle qu’elle sort de l’activité normale du service public.
C’est une faute qui révèle un manquement volontaire et inexcusable à des obligations d’ordre professionnel et déontologique.
Application au cas d'espèce
Tel n’était pas le cas ici.
En conséquence, la requête a été jugée irrecevable.
Une décision conforme à la jurisprudence du Conseil d’État
Le principe posé par le Conseil d’État
Le Conseil d’État juge que les dispositions de l’article L. 4124-2 CSP ne portent pas atteinte au principe d’un recours effectif et n’interdisent pas de demander des comptes puisque le patient, "s’il ne peut saisir la juridiction disciplinaire, peut en revanche saisir la juridiction de droit commun pour obtenir réparation du préjudice dont le praticien serait responsable ou mettre en mouvement l’action publique dans le cadre d’une procédure pénale si les faits sont susceptibles de recevoir une qualification pénale".
Des moyens de droit toujours accessibles aux plaignants
Il estime de ce fait que les plaignants "disposent d’autres moyens de droit" et que "l’article L. 4124-2 CSP ne porte pas une atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction".
Pas d'attente au principe d'égalité
En outre, "le principe d’égalité n’impose pas", pour le Conseil d’État, "que les conditions de mise en œuvre des poursuites disciplinaires à l’égard des praticiens chargés d’un service public en leur qualité d’agents publics soient identiques à celles applicables aux autres praticiens".
Une garantie d'indépendance pour le médecin
En effet, selon le Conseil d’État, l’article L. 4124-2 CSP participe à "garantir l’indépendance des professionnels de santé poursuivant une mission de service public, qu’ils soient ou non agents publics" :
"S’agissant des praticiens n’ayant pas la qualité d’agent public mais qui doivent être regardés, pour certains de leurs actes, comme chargés d’un service public en raison de l’intérêt général qui s’attache à leur mission et des prérogatives qui lui sont associées, les dispositions attaquées, en prévoyant que seules les autorités publiques ou ordinales peuvent mettre en cause leur responsabilité disciplinaire, poursuivent un objectif d’intérêt général de garantir l’indépendance de ces médecins, chirurgiens-dentistes ou sages-femmes dans l’accomplissement de ces missions de service public ; que, par suite, la différence de traitement introduite par le premier alinéa de l’article L. 4124-2 CSP, entre les médecins chargés d’un service public et les autres médecins, ne méconnaît pas les principes d’égalité devant la loi et d’égalité devant la justice garantis par les articles 6 et 16 de la Déclaration de 1789".