Cas clinique : un manque de précautions malgré un antécédent de lymphœdème
Il s’agit d’une patiente de 42 ans, ayant des antécédents de mastectomie partielle, curage axillaire, chimiothérapie et radiothérapie pour un carcinome canalaire infiltrant du sein droit.
L’évolution avait été favorable, avec une disparition progressive du lymphœdème du membre supérieur droit et l’arrêt des séances de drainage lymphatique. Un syndrome anxiodépressif réactionnel avait toutefois nécessité une prise en charge spécialisée.
Six ans plus tard, une annexectomie droite ambulatoire est programmée pour un kyste ovarien.
- Consultation préanesthésique : anesthésie générale proposée, sans mention particulière concernant les précautions liées au curage axillaire droit.
- La fiche de liaison soins–bloc porte la mention explicite "ne pas piquer à droite".
- La patiente déclarera avoir rappelé cette consigne à l’équipe du bloc opératoire.
La perfusion est posée au bras gauche et le brassard de tension à la jambe. Toutefois, au réveil en SSPI, la patiente constate que le brassard a été replacé sur son bras droit et demande à l’infirmière son retrait immédiat. Elle note alors un gonflement de la main et du poignet. Cet incident ne figure pas sur la feuille de surveillance postopératoire.
La patiente est rassurée par le chirurgien, qui évoque un œdème transitoire.
Une amélioration, au prix de multiples traitements
Devant la persistance et l’aggravation du lymphœdème, un drainage lymphatique est prescrit mais se révèle inefficace.
Dix mois plus tard, une lympho-IRM met en évidence un lymphœdème modéré de la face externe de l’avant-bras, s’étendant au cinquième rayon de la main droite.
Une reconstruction axillaire par lambeau libre permet une amélioration significative, avec un lipo-œdème résiduel du dos de la main.
Trois ans après les faits, une auto-transplantation ganglionnaire et une liposculpture de l’avant-bras aboutissent à une quasi-régression du lymphœdème distal.
À distance, la patiente décrit toutefois la persistance de dysesthésies et une sensation de lourdeur du bras droit, ainsi qu’une rechute anxiodépressive.
Un geste pas contre-indiqué, mais "déconseillé" selon les experts
La patiente ayant engagé une action devant le juge civil, un expert est missionné par le tribunal judiciaire. Il conclut :
- Les données acquises de la science à la date de l’intervention ne contre-indiquaient pas formellement la perfusion ni la mesure tensionnelle du côté homolatéral au curage, mais les déconseillaient.
- La pose du brassard de tension au membre supérieur droit, même de courte durée, a favorisé la décompensation du lymphœdème.
- Il est reproché aux trois praticiens de ne pas avoir suffisamment informé la patiente sur l’évolution des connaissances et sur l’absence de contre-indication formelle à la mesure non invasive de la pression artérielle sur le bras homolatéral au curage.
- Il est aussi reproché au médecin anesthésiste du bloc un défaut de surveillance de l’infirmière ayant pris en charge la patiente en SSPI.
- La perte de chance d’éviter le dommage est estimée à 10%, répartie entre les médecins anesthésistes-réanimateurs (MAR) et le gynécologue.
Ces conclusions sont surprenantes dans la mesure où il n’existait pas de contre-indication formelle au "geste litigieux", qui n’était que "déconseillé" par l’expert.
En l’absence de faute en lien avec le dommage survenu, la notion de perte de chance n’apparaît donc pas logique au sens médico-légal du terme.
Quelques données sur le lymphœdème
Le lymphœdème des membres est lié à un dysfonctionnement du système lymphatique et une augmentation de volume du membre par stase de lymphe.
Il est défini par une différence volumétrique ≥ 10% ou circonférentielle ≥ 2 cm par rapport au membre controlatéral1.
Le lymphœdème du membre supérieur est, le plus souvent, secondaire au traitement d’un cancer du sein, les principaux facteurs de risque étant le curage axillaire, la radiothérapie et l’obésité2. D’autres facteurs ont été décrits : chimiothérapie par taxanes, mastectomie totale, taille/stade tumoral, etc.3. En France il touche environ 1 femme sur 5 après traitement d’un cancer du sein4.
Selon l’International Society of Lymphology1 on distingue quatre stades de lymphœdème, du stade 0 subclinique au stade III, où les modifications tissulaires deviennent irréversibles en raison de la prolifération des fibroblastes, la production de collagène et l’augmentation du tissu adipeux.
Les complications les plus fréquentes sont infectieuses (érysipèle), mais l’impact fonctionnel, esthétique, professionnel et psychologique est souvent majeur.
Quelles implications pour l'anesthésiste ?
Mesure de la pression artérielle
L’étude prospective de Ferguson et al. de 20165 portant sur 632 patientes (soit 3 041 mesures tensionnelles) n’a montré aucune corrélation significative entre la mesure de la pression artérielle et le développement d’un lymphœdème, même à long terme.
De même, Dawson6 rapporte l’absence de survenue ou d’aggravation de lymphœdème après chirurgie du canal carpien du côté ipsilatéral au curage axillaire.
Les risques d’un monitorage artériel invasif dépassent probablement les bénéfices si la seule indication est d’éviter la mesure non invasive sur le bras atteint
Accès veineux périphérique
Conformément aux recommandations de l’ACSQHC (Australian Commission on Safety and Quality in Health Care)7 les cathéters veineux périphériques doivent être posés selon une technique aseptique et maintenus le moins longtemps possible, compte tenu du risque augmenté de mauvaise cicatrisation en cas de traumatisme ou d’infection du membre atteint.
Les données les plus récentes ne soutiennent pas l’existence d’une association entre le lymphœdème du bras post-cancer du sein et les procédures impliquant une ponction cutanée. Les pratiques préconisant d’éviter de telles procédures peuvent entraîner des retards dans la prise en charge clinique8.
En cas de lymphœdème significatif et d’absence de veines visibles sur le bras atteint, les avantages d’utiliser le bras controlatéral ou d’autres sites/méthodes d’accès veineux sont plus importants7.
En l’absence de lymphœdème, les risques d’un accès veineux central dépassent probablement les bénéfices si la seule indication est d’éviter l’utilisation du bras atteint7.
Que retenir ?
- Pour les patients ayant eu un curage ganglionnaire axillaire et ne présentant pas de lymphœdème du bras atteint, il n’existe aucune contre-indication à la mesure non invasive de la pression artérielle et/ou à la pose d’un cathéter intraveineux périphérique sur le bras atteint.
- Pour les patients présentant un lymphœdème du bras atteint après curage axillaire (stades 0 à III) il convient, dans la mesure du possible, d’envisager un site alternatif, en tenant compte du risque relatif des procédures plus invasives.
- L’anesthésiste doit informer le patient de la sécurité de ce type de geste afin de lui permettre de prendre une décision éclairée.
- La traçabilité dans le dossier médical des arguments ayant conduit à réaliser un acte sur le bras opéré est un élément protecteur pour les professionnels de santé.

