Dr Eric Lopard
Le 02.07.2021
À 12:21
Analgésie péridurale et arrêt cardio-respiratoire chez la femme enceinte : état des lieux >
Les faits : une rachianesthésie totale suivie de complications sévères pour la mère et l’enfant >
Extensions exagérées du bloc loco-régional (bloc sous-dural et rachianesthésie totale), que dit la littérature ? >
L'analyse médico-légale du dossier >
Les recommandations pour éviter la survenue d'un ACR >
L’analgésie péridurale est la première technique d’analgésie obstétricale dont l’utilisation, en France, concerne environ trois patientes sur quatre et plus de neuf sur dix dans les maternités urbaines où le traitement optimal de la douleur obstétricale, demandé par les parturientes, en constitue la principale indication.
L’incidence de l’arrêt cardio respiratoire (ACR) chez la femme enceinte est estimée, toutes causes confondues, à 1/20 000 grossesses.
Ces ACR surviennent chez des femmes jeunes (31 ans en moyenne) et souvent en bonne santé (ASA 1 ou 2 dans 95 % des cas) dont la survie est estimée à 15 %.
Dans 56 % des cas, l’ACR se situe en SDN et les nombreuses anesthésies locorégionales rachidiennes qui y sont pratiquées au quotidien en sont parfois à l’origine.
Il s’agit d’une primigeste de 30 ans dont le suivi clinique et échographique de grossesse est sans particularité, son accouchement étant prévu dans une maternité privée de type 1 (effectuant plus de 1500 accouchements/an).
Une consultation pré-anesthésique réglementaire est réalisée à 37 SA et note, en dehors d’un surpoids, un examen clinique normal. La NFS et l’hémostase sont normales. La patiente est classée ASA 1.
Une information écrite générique sur les risques des anesthésies "modèle SFAR" lui est remise. Un consentement écrit à l’analgésie péridurale (notée comme "souhaitée") est rendu signé.
Le début du travail est spontané à 40 SA + 5 jours.
L’examen clinique d’entrée est sans anomalie, le col étant dilaté à 2 doigts.
Deux heures plus tard, les contractions utérines s’intensifiant et le col étant dilaté à 3 cm, la patiente demande une analgésie péridurale.
Un abord veineux et une perfusion par du Ringer-Lactate sont mis en place.
L’espace péridurale est repéré en L2-L3 à la première tentative et le cathéter est inséré sans difficulté ni paresthésie. La longueur de cathéter inséré dans l’espace est évaluée à 3,5 cm.
Une dose test de 2 ml de lidocaïne à 1 % est administrée via le cathéter puis la patiente est installée en position demi-assise, jambes légèrement surélevées. Il n’existe aucun bloc moteur à ce moment.
Après test d’aspiration, le premier bolus analgésique (12 ml de ropivacaïne à 0,2 % et de 5 mcg de sufentanil) est alors injecté.
Trois minutes plus tard, il est noté par la sage-femme la survenue d’un épisode d’hypotension artérielle responsable d’un "malaise" maternel associé à des ralentissements du rythme cardiaque foetal (RCF).
La sage-femme positionne alors la patiente en décubitus latéral gauche et augmente le débit du Ringer-Lactate, ce qui améliore transitoirement la situation (TA à 107/68).
La sage-femme évoque alors un syndrome de compression cave transitoire associé à l’effet sympatholytique de l’analgésie péridurale et quitte alors la salle de travail pour retourner à son bureau où il existe un écran avec report des éléments de surveillance.
Une minute plus tard, l’alarme sonne et l’écran montre un ralentissement du rythme cardiaque de l’enfant à type de bradycardie à 80 bpm. La sage-femme retourne en salle de travail et constate que la patiente est inconsciente, qu’elle ne réagit pas et qu’elle est cyanosée.
Elle donne alors l’alerte à l’équipe de garde composée d’un anesthésiste-réanimateur, d’un gynécologue-obstétricien, de 2 autres sages-femmes et d’une auxiliaire de puériculture.
Trois minutes plus tard, on débute la ventilation au masque en FiO2 puis le massage cardiaque externe. La patiente est ensuite intubée et ventilée.
Deux minutes plus tard, l’obstétricien prend la décision de réaliser une césarienne en "code rouge" pour ACR maternel. Un autre obstétricien est appelé en renfort.
La patiente est transférée sous MCE au bloc opératoire adjacent et l’enfant naît en état de mort apparente 5 minutes plus tard. Il est immédiatement confié au pédiatre.
Le SAMU "adulte" est appelé (il arrivera 14 minutes plus tard).
La patiente va récupérer une activité cardiaque après deux autres épisodes d’arrêt circulatoire nécessitant de l’adrénaline et des CEE à deux reprises.
L’analyse du liquide prélevé après aspiration sur le cathéter de péridurale confirmera la présence de LCR démontrant une brèche de la dure-mère avec migration du cathéter dans l’espace intra-thécal.
La patiente sera ensuite admise dans le service de réanimation du CHU voisin où un EEG et une IRM révéleront une encéphalopathie post-anoxique avec un tableau associant crises convulsives, coma profond et tétraplégie.
La patiente présente aujourd’hui un état pauci-relationnel chronique. Concernant l’enfant, elle a été réanimée sur place puis transférée en service de réanimation néonatale. Il existait initialement des signes cliniques traduisant une atteinte anoxo-ischémique cérébrale (hypotonie, perte des réflexes archaïques) qui se sont progressivement amendés. Elle bénéficie aujourd’hui d’un suivi médical par un neuro-pédiatre, suivi qui est préconisé pour les mois et années à venir. |
La littérature indique que ces complications relèvent le plus souvent d'injections sous-arachnoïdiennes accidentelles ou sous-durales fortuites, par l'aiguille ou le cathéter qui peut migrer à tout moment.
La rachianesthésie totale est un événement brutal, survenant dans les quelques secondes ou minutes après l'injection.
Sa prise en charge comprend une posture adéquate, une oxygénation au masque puis éventuellement le contrôle des voies aériennes par l'intubation en urgence, le remplissage et l'administration de vasopresseurs (éphédrine/néosynéphrine) selon les résultats et souvent, la césarienne.
La levée de la rachianesthésie totale prend généralement 1 à 3 heures.
Le bloc sous-dural possède des caractéristiques différentes et évocatrices : bloc sensitif très étendu, volontiers inhomogène ou en damier, contrastant avec une hypotension modérée, un bloc moteur et une dépression respiratoire moins marqués qu'en cas de rachianesthésie totale.
L'apparition du phénomène est différée par rapport à l'injection (de 5 à 45 voire 90 minutes) et la levée du bloc est très lente (2 à 6 heures).
Un cathéter dont le positionnement en sous-dural est évoqué, suspecté ou certain, ne devrait pas être maintenu pour d’éventuelles réinjections potentiellement à haut risque.
Devant un tableau évocateur d’injection sous-durale, il peut être intéressant de faire la preuve radiologique du diagnostic avant l'ablation du cathéter (image de colonne "bambou" après opacification).
Les conséquences de ces blocs étendus sont une chute importante de la pression artérielle, une anesthésie très étendue, un bloc moteur qui concerne les membres inférieurs mais notamment les muscles respiratoires y compris le diaphragme avec arrêt ventilatoire, une perte de conscience et finalement l'arrêt cardiaque.
Rapidement diagnostiqué et traité, un bloc étendu devrait guérir sans séquelle.
Les accidents les plus graves compliquent les anesthésies péridurales "complétées" pour césarienne, lorsque des doses importantes d'anesthésiques locaux sont injectées. Les doses faibles utilisées actuellement en analgésie du travail, notamment en injection continue en mode PCEA ou PIEB, sont moins susceptibles d’entraîner des rachianesthésies totales à la condition que la surveillance de la patiente soit attentive.
La prévention des rachianesthésies totales passe traditionnellement par l'évaluation des effets d'une dose-test contenant 30 à 45 mg de lidocaïne adrénalinée, à la recherche de signes de rachianesthésie (installation d'un bloc sensitif et moteur en 3 à 5 min avec incapacité à soulever les membres inférieurs).
Ces petites doses injectées sous un faible volume ne sont a priori pas suffisantes pour provoquer une rachianesthésie totale, quoique le contraire ait été rapporté. En cas de doute sur la nature d'un reflux de petit volume par l'aiguille ou le cathéter, les tests chimiques (bandelettes) ne sont pas absolus. La non-détection de glucose ne permet pas d'exclure une brèche (dilution du LCR par le SSI injecté).
Il faut également garder à l'esprit la possibilité de localisation sous-durale d'un cathéter, détectée tardivement en raison de l’absence de reflux et de l'installation plus lente du bloc. Des doses-tests plus faibles (20 mg de lidocaïne) ne sont pas assez sensibles, la proposition de dose-test hyperbare ayant été proposée, sans grand succès, en obstétrique.
Malgré ses limites, la dose-test reste intéressante dans la grande majorité des cas, et elle est encore pratiquée par l’immense majorité des anesthésistes en obstétrique.
Toute nouvelle administration ou réinjection d'anesthésique local devrait être fractionnée et donc constituer en elle-même une dose-test suivie d'une période d'observation de trois à cinq minutes ce qui devrait permettre de se prémunir de toute complication de ce type (Norris, ASA abstract - 2003).
Quel que soit son origine, le traitement d'un bloc rachidien trop étendu est parfaitement codifié et associe un support ventilatoire adapté au degré de la dépression constatée, la lutte contre l'hypotension, la prévention de l'inhalation et le réconfort de la patiente.
L'intubation n'est pas toujours indispensable, mais est indiquée lorsque la SpO2 demeure inférieure à 95 sous 100 % d'oxygène au masque et lorsqu'il faut protéger les voies aériennes de l'inhalation, si la patiente ne peut plus déglutir ou ne parvient plus qu'à chuchoter.
Les blocs sensitifs de niveau thoracique haut peuvent s'accompagner d'une sensation de dyspnée résultant du blocage des afférences provenant de l'étirement des mécanorécepteurs intercostaux, sans qu'il n'y ait de bloc moteur étendu.
Qu’il soit consécutif à une injection intravasculaire accidentelle, à un bloc étendu ou à une hypotension négligée, l'arrêt circulatoire est difficile à traiter chez la femme enceinte.
Indépendamment du problème de la toxicité cardiaque spécifique de la bupivacaïne (anesthésique local de moins en moins utilisé pour cette raison) l'utérus gravide compromet les chances de sauvetage pour la mère et pour l'enfant. Il exerce, par compression cave, un obstacle au retour veineux et rend le massage cardiaque difficile.
La circulation utéroplacentaire représente un lit vasculaire à grand débit et faibles résistances qui obère la restauration d'une post-charge efficace et d'un débit coronarien adéquat. Le fœtus reçoit peu d'oxygène et est exposé à de nombreux médicaments.
L'ensemble de ces éléments justifie, si l'épisode ne répond pas rapidement au traitement (réanimation indirecte "in utéro" par oxygénation et correction hémodynamique maternelle), le recours à une césarienne immédiate.
En 2016 en France, la SFAR a émis des recommandations qui font "obligation" d’un MCE immédiat en DLG et de la réalisation d'une césarienne de "sauvetage" dont l’objectif est : "incision à 4 minutes de réanimation et extraction à 5 minutes". Ces recommandations, si elles ont le mérite d’indiquer l’extrême urgence de la situation, sont souvent prises en défaut car plusieurs facteurs peu maîtrisables jouent un rôle majeur dans leur faisabilité au quotidien. |
Plusieurs étiologies de cet accident dramatique ont été initialement évoquées par les différents médecins, réanimateurs et rééducateurs, qui ont pris en charge la patiente : une intoxication aux anesthésiques locaux, une embolie amniotique, une embolie pulmonaire mais surtout, une rachianesthésie totale en rapport avec l'injection d’un bolus de 12 ml d’AL dans un cathéter de péridurale inséré accidentellement dans l’espace sous-arachnoïdien.
Au-delà de la survenue de cette complication rarissime voire exceptionnelle (fréquence de 1/5 000 à 1/200 000 dans la littérature selon le contexte, obstétrical ou non) la problématique médico-légale qui se posait dans ce dossier, et pouvant engager la responsabilité des divers intervenants, concernait :
Au plan des préjudices, le pronostic maternel était effroyable avec un état pauci-relationnel chronique pouvant générer un DFP > 90 %, une ATP 24/7 ou une institutionnalisation définitive.
Le pronostic pédiatrique était possiblement médiocre (l’évaluation définitive sera faite vers 18 ans) et pourrait être lié à ces délais d'extraction qui pouvaient paraître excessifs.
Une expertise médicale a été confiée à un collège de 3 experts, obstétricien, anesthésiste-réanimateur et pédiatre.
La discussion a porté sur la qualité de l’information préanesthésique qui a été mise en doute par l'avocate adverse.
La notion d’un consentement éclairé signé a permis d’établir que cette information avait été conforme.
Les experts ont estimé que :
Les experts ont donc conclu qu’il s’agissait d’une "rachianesthésie totale accidentelle", relevant d'un accident médical non fautif (aléa médical). Ils ont estimé que la prise en charge obstétricale et anesthésique post-arrêt circulatoire avait été totalement conforme de la part de l’ensemble des intervenants. Le DFP maternel a été évalué à 95 %, l'enfant devant être examiné secondairement par le pédiatre. |
La survenue d’un arrêt cardio-respiratoire (ACR) maternel en salle de naissance est exceptionnelle et les équipes n’y sont pas entraînées. La pratique de cet exercice en simulation devrait donc s'imposer.
Cette complication est en lien direct avec la réalisation d’une des nombreuses anesthésies locorégionales rachidiennes qui y sont pratiquées au quotidien par la survenue accidentelle d’un bloc rachidien étendu consécutif à une injection accidentelle d’une dose importante d’anesthésiques locaux au "mauvais endroit".
En théorie, les recommandations actuelles en matière de bonnes pratiques et la surveillance réglementaire post-injection devraient permettre de se prémunir des conséquences potentiellement majeures de cette complication.
Devant l’habituelle innocuité de ces techniques dans le contexte obstétrical, la survenue d’une complication exceptionnelle mais gravissime, qui peut être délétère pour la mère et/ou l’enfant, est logiquement vécue comme inacceptable et donc souvent source de plainte pénale.
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Dr Eric Lopard
Anesthésiste-réanimateur en service de maternité au GH Paris – Saint Joseph, diplômé de Réparation Juridique du Dommage Corporel, titulaire d’une spécialisation en gestion des risques médicaux (CNAM), le Docteur Lopard accompagne les sociétaires anesthésistes réanimateurs en tant que médecin conseil MACSF.Chaque mois, recevez toute l’actualité sur votre profession et votre spécialité
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