Une alerte sur les conditions d’hébergement de résidents en EHPAD
À l’été 2019, un infirmier, en poste dans un EHPAD public, contacte par courrier le maire de la commune. Il souhaite l’alerter sur les températures particulièrement élevées relevées dans les chambres des résidents en période caniculaire. L’objectif de ce courrier est de solliciter une aide financière de la commune pour la climatisation des lieux.
Quelques mois plus tard, il accorde une interview à un journal régional bien connu pour dénoncer à nouveau ces faits et solliciter l’aide financière du département et de la région.
Il évoque notamment l’absence de ventilateurs et de climatiseurs au sein de l’établissement.
Dans les suites de ces démarches, le directeur du centre hospitalier auquel est rattaché l’EHPAD prononce la sanction disciplinaire d’exclusion temporaire des fonctions d’une durée de six semaines, dont deux avec sursis. Il considère en effet que l’infirmier a manqué à son devoir de discrétion, de réserve et de loyauté en divulguant publiquement des informations internes.
L’infirmier conteste cette décision devant le tribunal administratif. À l’appui de sa défense, il invoque la protection garantie aux lanceurs d’alerte ; il estime en effet que ses démarches, visant à révéler publiquement les mauvaises conditions d’hébergement des résidents de l’EHPAD en période de fortes chaleurs, s’inscrivaient dans ce cadre particulier.
Il considère également que cette sanction porte atteinte à sa liberté d’expression et à sa liberté d’opinion, garanties par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.
En 1re instance : l’infirmier protégé par le statut de lanceur d’alerte
Le tribunal administratif annule la décision du centre hospitalier, considérant que l’infirmier pouvait bien se prévaloir du statut de lanceur d’alerte.
Ce statut est prévu à l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
Pour rappel : qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte ?
Selon l’article 6 de la loi du 9 décembre 2016, il s’agit :
- d’une personne physique ;
- qui révèle ou signale un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l'intérêt général ;
- dont elle a eu personnellement connaissance ;
- de manière désintéressée et de bonne foi.
Pour rappel : quelles sont les conditions d’une alerte ?
Selon l’article 8 de cette même loi, l’alerte peut prendre plusieurs formes :
- Le principe est qu’elle doit d’abord être portée à la connaissance du supérieur hiérarchique, direct ou indirect, de l'employeur ou d'un référent désigné par celui-ci. Ce n’est qu’en l'absence de diligences de la personne destinataire de l'alerte, dans un délai raisonnable, que le signalement peut être adressé à l'autorité judiciaire, à l'autorité administrative ou aux ordres professionnels. Surtout, ce n’est qu’en tout dernier ressort, à défaut de traitement dans un délai de trois mois, que le signalement peut être rendu public.
- L’exception concerne le cas particulier d’un danger grave et imminent ou de la présence d'un risque de dommages irréversibles : le signalement peut alors être directement rendu public.
Pourquoi le tribunal a-t-il retenu le statut de lanceur d’alerte pour l’infirmier ?
Le tribunal administratif a appuyé sa décision sur les éléments suivants :
- la dangerosité des températures relevées au sein de l'EHPAD en période de canicule est établie, malgré le protocole mis en place dans l'établissement ;
- en participant à la divulgation publique de ces faits, l’infirmier a dénoncé une menace grave et un risque de dommages irréversibles, dont il a eu personnellement connaissance et qu'il a voulu faire cesser après avoir évoqué la situation lors d'un entretien avec le directeur de l'établissement, juste après une vague de canicule.
Le centre hospitalier relève appel du jugement du tribunal administratif.
En appel : l’infirmier n’est pas un lanceur d’alerte
La cour administrative d’appel annule le jugement du tribunal, par un arrêt du 30 avril 2025. Elle considère que c’est à tort que le tribunal a conféré à l’infirmier le statut protecteur de lanceur d’alerte.
L’établissement a pris les mesures nécessaires
Le relevé des températures produit, réalisé en 2020 (soit l’année qui suit l’alerte) mais cependant recevable, fait certes état de plusieurs journées durant lesquelles les températures ont excédé les 30 degrés dans certaines salles ou chambres de l'établissement.
Pour autant, la Cour estime que les recommandations de l'Agence Régionale de Santé en la matière ont été respectées :
- l’établissement a veillé à exercer un contrôle journalier des températures la journée et la nuit ;
- il a acquis pour l'année 2019 (année concernée par l’alerte) 46 ventilateurs et 5 climatiseurs ;
- il a acquis l’année suivante 30 ventilateurs et 20 climatiseurs, permettant ainsi d’équiper chaque chambre de l'établissement ;
- il a posé en 2019 des filtres anti-UV sur les fenêtres des chambres les plus exposées ;
- il a acheté plusieurs machines à glaçons, un congélateur et des brumisateurs.
L’insuffisance de moyens adaptés a donc été palliée par l'établissement dès 2019. L’infirmier ne pouvait donc se prévaloir de l’article 8 de la loi du 9 décembre 2016 puisque celui-ci ne légitime l’alerte publique qu’en l’absence de diligences de l’employeur dans un délai raisonnable.
Restait à déterminer si l’infirmier se trouvait dans l’hypothèse particulière prévue par l’article 8, à savoir le danger grave et imminent ou le risque de dommages irréversibles, seul cas dans lequel l’alerte peut être d’emblée publique.
Pas de menace ou de préjudice grave pour l’intérêt général
En l’espèce, la Cour considère qu’aucun danger grave et imminent ou aucun risque de dommages irréversibles n'est caractérisé. Rien ne justifiait donc que l’infirmier divulgue publiquement son signalement.
Il ne peut donc se prévaloir de la protection légale accordée aux lanceurs d’alerte.
En appel : pas d’atteinte à la liberté d’expression ou d’opinion
La Cour administrative d’appel estime que la sanction prononcée ne porte pas atteinte à la liberté d’expression ou d’opinion de l’infirmier.
L'article 1-1 du décret du 6 février 1991 relatif aux dispositions générales applicables aux agents contractuels des établissements rappelle que les agents sont tenus au secret professionnel et sont liés par l'obligation de discrétion professionnelle pour tout ce qui concerne les faits et informations dont ils ont connaissance dans l'exercice de leurs fonctions.
Toute communication de documents de service à des tiers est interdite, sauf autorisation expresse de l'autorité dont ils dépendent, et les expose à une sanction disciplinaire.
En l'espèce, l’infirmier a révélé au public, par l'intermédiaire du courrier adressé au maire puis d’un entretien dans le journal local, des éléments relatifs au fonctionnement de l'EHPAD. Cette révélation a perturbé le bon fonctionnement du service et entaché l'image de l'établissement.
Ce faisant, l’infirmier a manqué à l'obligation de discrétion professionnelle et au devoir de réserve, et la sanction qui lui a été infligée est justifiée. Il n'a donc pas été porté atteinte à la liberté d'expression ou la liberté d'opinion garanties notamment par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.
À noter
L’arrêt de la cour administrative d’appel peut être contesté par un pourvoi devant le Conseil d’État.
À l’heure de la rédaction de cet article, on ignore si un tel pourvoi a été formé.
Moralité : prudence si vous souhaitez lancer une alerte !
Si vous vous trouvez un jour confronté à une situation qui vous incite à lancer une alerte, vous devez être prudent pour être certain de bénéficier du statut protecteur de lanceur d’alerte et ne pas risquer une sanction, comme cet infirmier.
Voici quelques conseils de bon sens :
- Assurez-vous bien que l'alerte concerne un danger réel et actuel et correspond bien aux critères posés par les textes.
- Documentez précisément la situation en rassemblant des éléments de preuve qui permettront d’étayer vos affirmations de manière objective.
- Ne lancez jamais une alerte sur la foi de rumeurs, de suppositions ou d’impressions personnelles : outre le fait que cela pourrait nuire à la crédibilité de l'alerte, vous pourriez aussi être accusé de diffamation.
- Adressez-vous à l’autorité compétente en essayant en premier lieu de résoudre le problème au niveau interne. Passer directement à la divulgation publique comporte des risques, comme l’illustre cette affaire.
- N’agissez pas sous le coup de l’émotion ou de la colère. Le stress et la fatigue peuvent mener à des décisions impulsives, particulièrement en raison de conditions de travail difficiles. Prenez le temps de réfléchir à la manière la plus constructive de résoudre le problème.
- En cas de doute, n’hésitez pas à prendre conseil auprès de votre assureur ou d’un avocat.

