Une longue procédure
Au mois de novembre 2020, une femme s’adresse pour le suivi de sa seconde grossesse à la sage-femme, avec laquelle elle entretient des liens d’amitié, qui a assuré sa rééducation périnéale puis son suivi gynécologique après son premier accouchement. Cette patiente rencontre par ailleurs des difficultés dans son couple nécessitant un accompagnement psychologique.
La sage-femme exerce dans le même centre communal d’action sociale (CCAS) que le mari (médecin) de la future mère. Elle entretient avec lui une relation intime depuis le mois de septembre 2020, que l’épouse ne découvrira qu’en avril 2021.
La patiente dépose une plainte auprès du conseil départemental de l’Ordre des sages-femmes en octobre 2021 reprochant à son amie sage-femme d'avoir :
- entretenu une relation intime avec son conjoint alors qu’elle la suivait pour sa seconde grossesse, dans un contexte de fragilité psychologique, voire de dépression du post-partum, cette situation ayant d’importantes répercussions sur sa grossesse ;
- porté atteinte au secret professionnel en consultant des résultats d'analyses qu'elle n'avait pas prescrits, puis en contactant son conjoint au sujet de ces résultats ;
- commis plusieurs erreurs de cotation avec double facturation ; elle lui aurait parfois tenu des propos portant atteinte au secret médical d'autres patientes ; enfin, elle aurait refusé de lui transmettre son dossier médical lorsqu'elle a décidé de changer de sage-femme.
Une non-conciliation est actée en décembre 2021 et le conseil départemental décide, par une délibération de février 2022, de ne pas transmettre la plainte à la chambre disciplinaire de première instance. La raison en est son irrecevabilité, liée au fait que la sage-femme mise en cause exerçait une mission de service public.
La patiente saisit alors le conseil national de l’Ordre des sages-femmes qui, par une décision de mai 2022, annule le refus de transmission de la plainte et procède à cette transmission en juillet 2022.
Dans sa défense, la sage-femme poursuivie revient sur l’irrecevabilité de cette plainte car elle exerce dans un CCAS avec un statut public et affirme qu’aucun des manquements reprochés n'est établi, ni même caractérisé.
Une plainte ordinale recevable contre une sage-femme de dispensaire public
À l’issue de cette longue procédure, la chambre disciplinaire régionale rend sa décision en mars 2023.
Sur la recevabilité de la plainte, la chambre disciplinaire fait bien référence à l’article L4124-2 du code de la santé publique (CSP) qui restreint la possibilité de plainte contre les praticiens chargés d’une mission de service public aux seuls "ministre chargé de la santé, représentant de l'État dans le département, directeur général de l’ARS, procureur de la République, conseil national ou conseil départemental au tableau duquel le praticien est inscrit".
Mais elle considère que "l'essentiel des manquements déontologiques invoqués par la plaignante se rapportent à la relation intime entretenue par sa sage-femme et son conjoint. Eu égard à son caractère éminemment personnel, un tel comportement ne peut être considéré comme ayant été commis à l'occasion des actes de fonction publique de la sage-femme". Sur cette motivation, la plainte est déclarée recevable.
Pas de manquement au secret professionnel
Après avoir rappelé la règle déontologique applicable sur le secret (article R4127-303 CSP), la chambre disciplinaire prend en compte les explications de la sage-femme selon lesquelles les résultats d'analyses lui ont été adressés directement par le laboratoire, si bien que ce n'est pas intentionnellement qu'elle en a pris connaissance.
D’autre part, selon la chambre disciplinaire, il n’est pas établi de manière certaine par les éléments produits (captures de messages) que la sage-femme aurait interrogé le conjoint de la patiente sur ces résultats. Aucun manquement au secret professionnel n’étant établi, la plainte est rejetée sur ce point.
Une atteinte à la dignité de la patiente
La chambre disciplinaire commence par rappeler les obligations déontologiques de la sage-femme : ne pas faire courir de risque injustifié, s’abstenir de tout acte de nature à déconsidérer la profession, respecter et faire respecter la dignité des patientes et ne pas s’immiscer dans les affaires de famille.
Elle note d’emblée qu’au moment où la sage-femme a accepté de prendre en charge la grossesse de cette patiente, elle était depuis plusieurs mois la maitresse de son mari, créant ainsi une situation confuse.
La chambre disciplinaire adopte la motivation suivante : "En ne refusant pas d'assurer un tel suivi alors qu'elle n'ignorait pas que sa patiente était la compagne de son amant, puis en poursuivant ses rapports avec le conjoint de sa patiente tout en cachant la vérité à cette dernière, la sage-femme a nécessairement manqué à son obligation de respect de la dignité de sa patiente et de correction à l'égard de celle-ci".
C’est donc une atteinte à la dignité de la patiente qui a constitué un premier motif de condamnation.
Une immixtion dans les affaires de famille
Mais il y a aussi eu qualification d’immixtion dans les affaires de famille : "L'ambigüité de son positionnement vis-à-vis du couple résultant de sa relation avec le docteur l'a également conduite, inévitablement, à s'immiscer dans les affaires de famille".
C’est plutôt une présomption d’immixtion qu’un constat et c’est un peu surprenant de la part de la chambre disciplinaire qui estime que, dans un tel contexte, il ne peut jamais y avoir séparation entre vie privée et vie professionnelle.
Une atteinte à l'image de la profession de sage-femme
Par rapport à l’exercice de la profession de sage-femme, l’Ordre a estimé qu’il a été porté atteinte à l’image de la profession en acceptant de suivre la grossesse de la femme de son amant : "sa conduite a contribué à déconsidérer la profession de sage-femme aux yeux de la patiente lorsque cette dernière a découvert la relation entre son conjoint et la professionnelle de santé en qui elle avait placé sa confiance".
C’est donc sur l’atteinte à l’honnêteté dans le colloque singulier que la chambre disciplinaire a basé son troisième reproche.
Une prise en charge altérée
Le dernier argument développé par la chambre disciplinaire, et peut-être le plus intéressant, est la difficulté pour la sage-femme de prendre en charge correctement et en toute objectivité cette patiente particulière, créant ainsi un risque majoré d’erreur dans la réalisation des soins.
L’Ordre a ainsi estimé "qu’eu égard à son implication dans la vie privée de sa patiente et les difficultés rencontrées par cette dernière dans son couple, la sage-femme n'était pas en mesure d'assurer correctement le suivi de grossesse de sa patiente, en particulier sur le plan psychologique".
Une sanction cependant modérée
La sage-femme poursuivie a été entendue dans ses explications selon lesquelles :
- il lui était difficile de refuser de suivre la grossesse de la patiente, avec laquelle elle entretenait des relations d’amitié ;
- sa relation secrète avec le mari de sa patiente l’a beaucoup affectée.
En raison de la situation délicate vécue par la sage-femme elle-même, la chambre disciplinaire n’a pas voulu la sanctionner sévèrement et lui a infligé la peine la plus faible : un avertissement.
Ne pas mélanger vie privée et exercice professionnel
Il est difficile de rentrer dans l’intimité des protagonistes de ce trio, à la fois amoureux et professionnel, les éléments présentés ne constituant que la surface d’une situation terriblement ambiguë.
On ne doute pas du malaise de cette sage-femme, confrontée à la demande de la patiente/amie alors qu’elle était devenue depuis peu la maitresse de son mari, par ailleurs collègue de travail dans le même centre de santé. Néanmoins, l’Ordre a fermement rappelé le professionnalisme exigé des sages-femmes, qui ne doivent pas faire de concession à leur indépendance, au risque de mettre en jeu la qualité et la sécurité des soins.
Il était donc attendu que cette sage-femme refuse de suivre cette nouvelle grossesse, en trouvant une explication plausible, et propose une collègue du centre pour assurer ce suivi.
Les Ordres professionnels, notamment celui des médecins, ont eu à traiter de relations amoureuses avec un(e) patient(e), et des sanctions ont été prononcées contre ceux qui ont alors maintenu à la fois les relations intimes et professionnelles. Mais ici, il s’agissait de soins à l’épouse de l’amant du professionnel, donc d’une relation indirecte. L’Ordre des sages-femmes a néanmoins formulé le même niveau d’exigence d’indépendance dans la relation thérapeutique afin qu’il n’y ait jamais d’ambiguïté dans la prise en charge.
Le grand absent de cette procédure est le mari/médecin/amant qui est pourtant bien au centre de ce conflit. Mais il s’agissait d’une procédure ordinale contre une sage-femme par une patiente/amie/épouse de l’amant cherchant à faire sanctionner la maitresse de son mari…