Un suivi en médecine du travail d’un agent en dépression
Un médecin du travail, salarié d’un service interentreprises, suit un agent de tri travaillant dans une structure pour personnes handicapées. Il le voit en visite médicale de reprise suite à une maladie (arrêt de travail de 2 mois et demi) en juin 2019. Il constate un état dépressif faisant suite au décès d’un proche. Il note que cette dépression réactionnelle est améliorée par une prise en charge, bien suivie, spécialisée en psychiatrie (une psychothérapie en CMP avec une psychologue).
Dans les antécédents de ce salarié, il est mentionné des troubles bipolaires et une schizophrénie sous traitement tous les 2-3 mois. Le reste de l’examen étant normal, le médecin du travail le déclare apte à la reprise à temps partiel à son poste de travail d'agent de tri. Les seules réserves émises concernent la position debout et le port de charges supérieures à 10 kilos. Aucune visite de suivi n’est prévue.
Une altercation au travail, suivie d’une tentative de suicide
Presque un an plus tard, en mai 2020, un incident se produit quand il est demandé à cet agent de signer la feuille d’émargement attestant qu'il a été informé des consignes de sécurité sur le Covid-19 applicables au sein de l'entreprise. Il refuse de les signer et menace son directeur qui lui rappelait ces consignes.
Le lendemain, il menace de tuer ce directeur devant deux témoins. L’un d’eux le trouve somnolent dans sa voiture sur le parking de l’entreprise, à l'heure du déjeuner. Ce témoin l’accompagne jusqu'aux vestiaires où l’intéressé tombe. Les secours interviennent et comprennent que cet agent a ingéré des médicaments dans l’intention de se suicider. Il est ensuite placé en arrêt de travail pendant 10 jours.
Une reconnaissance d’accident du travail suivie d’une résolution judiciaire du contrat de travail
Une déclaration d'accident du travail est établie le lendemain de la tentative de suicide et une enquête est réalisée par la CPAM. Elle qualifie finalement cet incident d'accident du travail en septembre 2020.
En février 2021, cet agent saisit le conseil des prud’hommes qui prononce en décembre 2021 la résolution judiciaire du contrat, aux torts exclusifs de l’employeur.
Celui-ci est condamné à verser diverses indemnités au salarié.
Une procédure prud’homale suivie d’une procédure judiciaire
Le lendemain du jugement prononçant sa condamnation, l’employeur assigne devant le tribunal judiciaire le médecin du travail sur la base d’un défaut de conseil. Il lui demande de lui verser des indemnités.
Le jugement, rendu en juin 2023, prend acte de l’intervention volontaire de l’association interentreprises dont le médecin du travail est salarié et rejette les demandes de l’employeur. C’est cet employeur qui relève appel du jugement, maintenant sa demande contre le médecin du travail de lui verser une indemnisation de 20 000 € en réparation du préjudice subi du fait du défaut d’information. Par prudence, il formule la même demande à l’égard de l’association interentreprises, en sa qualité d’employeur du médecin du travail fautif.
Les reproches formulés contre le médecin du travail
- Lors de la consultation de juin 2019, il a examiné ce salarié qui souffrait de bipolarité et de schizophrénie depuis plusieurs années, et de façon certaine depuis 2015, comme cela apparait dans son dossier médical de santé au travail. Il avait donc forcément conscience que ces pathologies pouvaient avoir des répercussions sur le comportement au travail et que cet agent pouvait être agressif et dangereux, pour lui-même et pour les tiers. Ainsi, il aurait dû conseiller l’employeur concernant la gestion de son salarié au regard de son travail et, par sa négligence fautive, il aurait mis en péril la santé du salarié et des tiers.
- Si le médecin du travail estimait ne pas avoir les compétences nécessaires, il aurait dû demander l'avis d'un médecin spécialiste, ce qu'il n'a pas fait.
- L’employeur dirige son action directement contre le médecin du travail à titre personnel, estimant qu’il a agi en toute indépendance professionnelle. Le praticien ne peut pas exclure l'engagement de sa responsabilité au seul motif qu'il aurait agi dans le cadre de ses fonctions. Il avance également que le médecin du travail ne peut se retrancher derrière le respect du secret médical pour échapper à sa responsabilité. Pour justifier sa demande financière, l’employeur prétend que sa condamnation par le conseil des prud’hommes est la conséquence de l’événement violent de mai 2020.
Une défense commune pour le médecin du travail et le service interentreprises
Du fait de leur convergence d’intérêts et de leur absence de désaccord, le médecin du travail et le service interentreprises déposent des conclusions communes pour s’opposer aux demandes de l’employeur :
- Le médecin du travail a agi dans le cadre des missions qui lui étaient imparties et engage ainsi la responsabilité du service interentreprises, sur la base de l'article 1242 alinéa 5 du code civil.
- L’employeur demandeur n’apporte pas la preuve des éléments constitutifs de la responsabilité médicale : une faute professionnelle, un préjudice direct actuel et certain ainsi qu’un lien établi entre les deux.
- Bien au contraire, il apparait qu’à aucun moment l’employeur n’a saisi le médecin du travail à propos du travail ou du comportement de cet agent au sein de l'entreprise (le code du travail prévoyant la possibilité de visites à la demande de l’employeur). D’autre part, il n’existerait aucun rapport entre les interventions du médecin du travail et les faits de mai 2020. Enfin, selon l'enquête de la CPAM et les témoignages recueillis, ces faits violents procèdent d'un stress que cet agent a subi et exprimé pendant la période de confinement. À son retour au travail, l'employeur n'aurait pas fait preuve de l'écoute et de la bienveillance qui auraient été nécessaires.
- Il n'est pas établi que les médecins du travail auraient dû faire mention de restrictions psychiques pour ce salarié dans les attestations de suivi, puisqu’il est établi que l'employeur comme l'entourage professionnel de l’agent étaient bien informés de son état pathologique.
Pour les défendeurs, il s’agit d’une procédure abusive doublée d’une atteinte au secret professionnel, puisque le dossier médical de l’agent a été produit dans la procédure, sans accord de celui-ci.
Un médecin du travail salarié engage la responsabilité pécuniaire de son employeur
Dans sa décision de novembre 2024, la Cour d’appel a commencé par étudier le statut de ce médecin exerçant en service interentreprises. Comme il s’agit d’un exercice salarié en secteur privé, la Cour rappelle l’article 1242 du code civil : on est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde. Ainsi, "Les commettants sont responsables du dommage causé par leurs préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés".
La Cour rappelle la jurisprudence constante selon laquelle le médecin du travail salarié qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui est impartie par son employeur n'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers, et ce quelle que soit l'indépendance dont il bénéficie dans l'exercice de son art. Dans le cas des médecins salariés, ce n’est pas tant le pouvoir de direction et de contrôle de l’employeur qui conditionne sa responsabilité, mais plutôt le contrat le liant au médecin, qui constitue une garantie pour les tiers-victimes usagers du service interentreprises.
De ce fait, la Cour a décortiqué le contrat liant le médecin du travail au service interentreprises :
- Un article prévoit que, conformément à l'article L. 4622-3 du Code du travail, le médecin du travail a un rôle exclusivement préventif. L'activité du Service de Santé au Travail sera limitée aux seuls membres du personnel des entreprises ; qu’il s'interdit de donner des soins curatifs aux travailleurs des entreprises dont il a la charge, à moins que l'urgence des soins à donner ou l'absence de toute ressource médicale locale ne justifie son intervention.
- L’article suivant indique que pour l'évaluation des risques professionnels et l'étude des conditions de travail, le médecin du travail peut faire appel, dans le cadre d'un travail pluridisciplinaire, chaque fois que cela est nécessaire, à d'autres intervenants en santé au travail, soit internes au service interentreprises, soit externes mais dans le cadre de conventions contractées par ledit service.
- Et surtout, le contrat comporte un article consacré à l’indépendance professionnelle : "Le médecin du travail exerce l'ensemble de ses missions en toute indépendance médicale, conformément au Code de la Santé publique. Il est soumis à un lien de subordination à l'égard de son employeur en ce qui concerne la gestion administrative et financière de l'Association et l'organisation du travail. En tout état de cause, il agira, dans le cadre de l'Association, dans l'intérêt exclusif de la santé et de la sécurité des salariés, dont il assure la surveillance médicale, dans le respect des textes légaux et réglementaires en vigueur".
Sur la base des principes applicables aux médecins salariés et après avoir rappelé les consultations réalisées auprès de cet agent, la Cour d’appel décide :
"L’employeur de l’agent ne démontre pas que le médecin du travail a agi en dehors des limites de la mission qui lui était impartie par son commettant, ni qu'il a commis une infraction pénale ou une faute intentionnelle mettant fin à l'immunité du préposé dont il bénéficie à l'égard des tiers en application de l'article 1242 alinéa 5 du code civil".
Un médecin du travail tenu au secret à l’égard des employeurs
Ce point est intéressant car il existe une certaine ambiguïté entre le respect du secret et la mission d’information et de conseil de l’employeur.
La Cour rappelle tout d’abord que le contrat de travail de ce praticien mentionne explicitement qu’il est tenu au secret professionnel, tel que prévu dans le code de déontologie et sanctionné par le code pénal. Elle précise le périmètre très large du secret et le fait que le médecin du travail ne peut y déroger dans ses relations avec les intervenants extérieurs comme les Intervenants en Prévention des Risques Professionnels (IRPP).
L’employeur prétendait que, dans le cas d’une situation grave concernant un salarié, le médecin du travail doit donner l’alerte. Mais la Cour d’appel a considéré que "le médecin du travail n'avait pas à enfreindre le secret médical auquel l'astreint son contrat de travail et les dispositions légales et réglementaires", sans davantage d’explications.
Pas d’erreur d’appréciation de la situation de l’agent par le médecin du travail
Il restait à examiner le fond du litige : le médecin du travail a-t-il commis une erreur d’appréciation susceptible d’engager la responsabilité pécuniaire de son employeur ?
La Cour fonde sa décision sur la description des missions du médecin du travail figurant dans le code du travail (article L.4622-3) : "le rôle du médecin du travail est exclusivement préventif. Il consiste à éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, notamment en surveillant leurs conditions d'hygiène au travail, les risques de contagion et leur état de santé, ainsi que tout risque manifeste d'atteinte à la sécurité des tiers évoluant dans l'environnement immédiat de travail".
Eu égard aux missions ainsi décrites, la Cour a décidé :
"Qu'aucun élément médical physique ou psychique lors de l'examen médical de juin 2019 n'était de nature à déterminer le médecin du travail à prévenir l'employeur d'un risque pour la santé et la sécurité de son salarié et de son entourage professionnel sur son lieu de travail, ni à le conseiller sur l'aptitude professionnelle de son salarié au regard de sa santé physique et psychique, ni encore à faire appel à un autre praticien. Il ne peut lui être reproché de ne pas avoir anticipé une tentative de suicide et l'expression de menaces de la part de celui-ci à l'encontre de son directeur d'établissement, qui ont eu lieu onze mois après son examen".
Pour arrêter leur position, les magistrats se sont fondés sur le critère habituel dans les dossiers de suicide : celui-ci était-il prévisible ?
Mais ce n’était pas pour autant une procédure abusive !
Le médecin du travail et le service interentreprises estiment que cette procédure est abusive et injustifiée. L’employeur qui les poursuit a versé aux débats le dossier médical de l’agent sans son accord. Il aurait ainsi commis une faute portant atteinte au secret professionnel.
La Cour répond qu’aucune preuve du caractère fautif du recours n’est rapportée, pas plus que du préjudice qui en découlerait. Sur la production du dossier médical sans l’accord de l’agent, les magistrats notent que l’employeur ne le nie pas mais que ni le médecin du travail, ni le service interentreprises n’apportent la preuve qu’ils ont subi un préjudice personnel.
La délicate position des médecins du travail
Dans un contexte où les recours des employeurs contre les médecins du travail ou les services interentreprises sont rares, cette décision rappelle opportunément les principes applicables et les difficultés de l’exercice de cette spécialité.
Le médecin du travail dispose d’une indépendance professionnelle bien établie, tout en étant salarié ; il doit conseiller et alerter l’employeur sur les risques des salariés suivis sans lui révéler d’éléments médicaux. Cette position d’équilibriste très inconfortable est bien souvent difficile à conserver, tant les intérêts en jeux peuvent être importants et exacerbés.