Les pathologies somatiques des malades mentaux : notre responsabilité.

La prise en compte des pathologies somatiques survenant dans le cours d’une maladie mentale impose une coopération du psychiatre et du médecin généraliste ou du spécialiste d’organe concerné. Le stigma qui touche encore aujourd’hui les maladies mentales contrarie trop souvent cette coopération.

Les uns se réfugient derrière le manque de temps et leur ignorance à propos de ces maladies, les autres derrière une soi-disant nécessaire scission entre psychique et somatique. Comme s’il était admissible que quelque médecin se déclare ignorant de pathologies qui touchent plus de 20 % de la population. Comme s’il était admissible que le psychiatre se déclare ou se veuille incompétent pour quelque symptomatologie somatique !

Une coopération entre médecins de spécialités différentes est indispensable pour les malades souffrant de deux pathologies évoluant sur un mode chronique : ceci n’est pas spécifique aux pathologies psychiques.

Certains troubles mentaux chroniques sont souvent associés à une autre pathologie somatique également chronique : psychose infantile et épilepsie, schizophrénie et syndrome métabolique en sont 2 exemples. Il en est bien d’autres : bipolarité et pathologie rénale lithio- induite, dépression de la femme et déséquilibres hormonaux, trouble anxieux et pathologie cardiaque...

Des réunions de concertation pluriprofessionnelle devraient être systématiques (voire règlementairement obligatoires) pour guider les stratégies thérapeutiques à partir d’une connaissance partagée de la sémiologie, de la physiopathologie et de la psychopathologie.

La survenue de signes biologiques d’insuffisance thyroïdienne ou rénale ne contre indique pas forcément la poursuite d’un traitement du trouble bipolaire par sels de lithium : psychiatre et néphrologue, psychiatre et endocrinologue doivent peser avantages, risques et inconvénients d’une poursuite ou au contraire d’une interruption de la lithiothérapie.

Le constat d’une prise de poids sous antipsychotique n’est pas une raison suffisante pour stopper Olanzapine ou Clozapine : un dialogue doit s’instaurer entre psychiatre et nutritionniste.

Trop souvent le constat d’un risque somatique conduit à un arrêt non raisonné de la médication psychotrope pourtant efficace. La concertation sur les bénéfices et risques de chaque thérapeutique doit ambitionner la meilleure évaluation : aussi bien psychique que somatique et plus encore conduire à la meilleure gestion du cas après décision concertée.

Les personnes souffrant de maladie mentale ont une espérance de vie réduite de plusieurs années comparativement à la population qui les entoure. Ceci n’est pas tant le fait de causes externes (suicide ou accident) que de maladies cardiovasculaires, cancéreuses, métaboliques... trop mal prises en compte.

La responsabilité de notre offre médicale est évidente. Le stigma entourant les malades mentaux conduit à cette triste réalité : un malade mental ne bénéficie pas de la même attention médicale qu’un autre citoyen !

Un tel constat ne peut qu’interpeler tout médecin, qu’il soit psychiatre ou praticien d’une autre spécialité… Il doit aussi interpeler tout enseignant en médecine : il faut se féliciter que la Ministre de la Santé ait exprimé le souhait que tout futur médecin effectue un stage en psychiatrie au cours de sa formation : la méconnaissance nourrit le stigma.

La méconnaissance génère ainsi des conduites discriminatoires, le plus souvent non intentionnelles de la part de professionnels, mais tellement néfastes pour les malades. On ne saurait admettre que des malades restent moins égaux que d’autres.

Certes, les plaintes douloureuses du déprimé ou de l’anxieux peuvent dérouter le médecin enclin à les considérer comme un élément de plus dans une trop longue litanie de doléances vite classées psychogènes. Que signifie psychogène ? Qualifier un symptôme de psychogène n’est-il pas simplement une disqualification de la souffrance d’autrui ?

Aucun médecin ne devrait oublier trois réalités :

1. La capacité de chacun, malade ou non, à ignorer quelque facteur contextuel de détresse en déplaçant le propos vers une thématique supposée recevable par l’interlocuteur, la douleur ou la fatigue chez le médecin ; il revient à tout médecin de savoir faciliter l’expression de la détresse sans se laisser entraîner dans quelque leurre par lequel le malade s’aveugle lui-même ;
2. Dépression signifie douleur : douleur psychique et douleur physique sont neurobiologiquement très proches et la douleur physique chronique est dépressogène ; la douleur psychique peut s’exprimer par des plaintes somatiques. Les symptômes dépressifs doivent donc être entendus comme une plainte douloureuse qui appelle un apaisement ;
3. Toute symptomatologie dépressive a été précédée d’événements de vie négatifs. Reconnaître ceux-ci ne saurait faire ignorer la dimension pathologique révélée par l’intensité de la symptomatologie associant des symptômes physiques tels que troubles de l’appétit et du sommeil, des symptômes cognitifs tels que troubles de la concentration intellectuelle et de la mémoire et des symptômes émotionnels.

Ces réalités nous redisent qu’il est du devoir du médecin de porter attention aux deux composantes de son patient - psychique et physique -, que nos limites conceptuelles nous incitent trop à séparer.

Dans les rares cas où le malade est porteur d’un handicap mental sévère entravant l’accès au langage, il faut savoir reconnaître une sémiologie singulière. Incapable de dire qu’il ressent une douleur, notamment dentaire ou abdominale, le malade peut manifester des changements comportementaux révélateurs : agitation, vociférations, refus de se lever. Il faut savoir évoquer l’hypothèse d’une étiologie que l’examen clinique et biologique devront révéler.

Une équipe médicale psychiatrique s’est ainsi trouvée traduite devant l’autorité judiciaire à propos d’un adulte souffrant de psychose infantile sans accès au langage, mort de septicémie alors que depuis plusieurs jours il refusait de façon inhabituelle de se lever, ce qui était interprété comme manifestation négativiste psychotique sans qu’il soit procédé à un bilan somatique. L’autopsie a révélé une pathologie infectieuse d’origine abdominale.

Une autre situation est celle du malade psychotique donnant un récit délirant de son expérience physique, possiblement à partir d’interprétations endogènes délirantes, voire d’hallucinations cénesthésiques. Il ne faut pas oublier que les éléments délirants trouvent le plus souvent leur origine dans une réalité physique. Là encore, l’examen somatique ne peut donc être "oublié". On sait en outre l’impact des médicaments anti hallucinatoires sur le transit digestif, sur le rythme cardiaque…

La notion de maladie mentale ne doit donc pas écarter le médecin d’un examen complet de la personne. Le stigma dont souffrent les personnes porteuses de ces pathologies devrait s’arrêter à la porte de l’hôpital, à la porte du cabinet médical.

Certes la sémiologie du trouble mental peut modifier la sémiologie des pathologies somatiques associées. Pour autant, s’il y a difficulté à l’examen somatique, cela tient d’abord au médecin, aux schémas qui peuvent entraver son observation.

Un médecin ne peut ignorer cette part d’humanité révélée par l’altération des émotions et des cognitions générées par le trouble psychique.

La maladie mentale ne protège pas des maladies somatiques bien au contraire.

La part psychique de quelque malade ne saurait être comprise sans connaissance de la part somatique et réciproquement.

Il est urgent de faire évoluer nos pratiques pour que les malades mentaux aient enfin la même espérance de vie que toute autre personne.